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Chapitre 3

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     Vous êtes un marchand itinérant sur le chemin vers la capitale des Landes de Montbenon et n’avez pas pu fermer l’œil de la nuit; les images de la ville réduite en cendre, gravées à jamais dans votre rétine et mémoire, sont vos cauchemars éveillés comme endormis. Vultus n’étais plus et ne sera sûrement pas avant un long moment. Un dragon ? Vraiment ?! Quel-est donc ce pays qui vous semblait pourtant si calme et propice au marché ? Comment se fait-il que des créatures si puissantes et si disposées à l’imaginaire existent dans ces contrées ?

Vous vous retournez, encore, sur votre couchette de paille en soufflant cette buée opaque qui grimpe jusqu’au plafond de la cale en volutes gracieux.

« Comme ceux qui dépassaient de Vultus. » vous susurre une voix dans votre tête

« Raaah ! » vous vous relevez d’un bond ! Une goutte de sueur, froide et électrique, vous descend le dos sous votre chemise terreuse. Ces maudits souvenirs, apparaissant parfois comme des éclairs vous font sursauter à chaque fois comme une gifle.

Constatant que vous n’êtes pas le seul à ne pas trouver le moindre rayon de sommeil, vous reprenez vos esprits et avancez en direction de la trappe menant au pont supérieur. Votre vieille bougie à la main, vos pas se font hésitants. Vous enjambez les corps des marins, affalés de chagrins et de fatigue pour enfin arriver devant les petits escaliers. De votre bras droit vous soulevez la lourde trappe tandis que votre main gauche tiens fermement votre seule source de lumière.

Beaucoup de matelots on perdus leur chez-eux cette nuit, leur âmes sont plus que jamais liées à ce navire.

Vous êtes la seule personne dehors. L’unique bruit est celui des vagues frappant la coque du bateau en contrebas. La flamme de votre bougie forme comme un léger halo de lumière blanche autours de votre main en partie recouverte d’une fine couche de cire tiède. Vous êtes à la rambarde et portez votre regard au loin, seules les ombres des collines environnantes diffèrent du ciel, dégagé et scintillant. La tête dans les étoiles, vous êtes le seul phare du monde, vous êtes un astre pour tout ceux qui peuvent vous voir depuis tout les autres Aquilons dans le ciel. Tout ces navires perdus dans une mer noire gigantesque. Peut-être que chacune de ces étincelles est une autre personne, perdue sur le pont d’une embarcation et qui rêve une bougie à la main. Qui sait ?

Une agréable brise vient soulever tout votre corps et vous redépose sur votre matelas de paille qui souffle un dernier baiser de vent en accueillant votre poids. Il est tard, mais la nuit vient de commencer.

***

Voilà déjà une heure que vous êtes adossé au garde-corps sur le pont, le soleil s’est levé, vous allez arriver à Tigris d’ici peu. L’Aquilon file sur le Dallin, suivant son cours, en direction du sud. Vous venez de passer dans l’étroite vallée entre les deux chaînes de montagnes et apercevez la mangrove qui avance vers vous.
« On y sera dans une dizaine de minutes, ne quittez pas le débarcadère tout-de-suite, j’ai encore à vous dire... » vous lance le capitaine depuis l’autre côté.
Vous le regardez, le regard fatigué, un petit sourire reconnaissant en coin. Vous redescendez dans la cale, chercher vos affaires et Stewball. Vous le faites ressortir par la grande trappe, celle avec la rampe.

Un instant plus tard, vous posez le pied sur le quais en bois de Tigris. La ville est encore invisible, cachée derrière la cabane qui doit servir de maison à l’unique gardien du port. C’est un homme petit et plié, les rides sillonnant son grand front vous rappellent les vagues du fleuve. Sa salopette bleue délavée et sa chemise jaune pâle n’ont pas l’air de toute jeunesse non-plus. Ses pieds nus font grincer chaque planche du ponton. Chose étrange, il n’y a que trois quais et les deux autres sont vides ; une ville si connue peut-elle réellement avoir si peu de visiteurs ? Le quai s’étend sur tout le chemin disparaissant derrière la bicoque…

Vous vous retournez vers le maître du navire :
« Alors ? Vous aviez quelque-chose à me dire ? »
« Vrai ! -lance-t-il depuis le pont de L’Aquilon- Je me demandais, vous allez aller où avec votre charrette et vos marchandises ? Vous m’intriguez pas mal ! »
« Je vais à Lousonna. Ce que je ferai après avoir vendu mon stock, je verrai bien. Je ne pense pas remplir ma charrette à nouveau… Je vais rentrer au pays, je suis déjà fatigué avec toutes ces histoires. » vous répondez.
« Adieu alors j’imagine… Si l’envie vous prend de venir faire un tour à Aquilo un jour, ma porte vous sera toujours ouverte ! »
« Merci, j’apprécie, vraiment… Mais disons-nous adieu plutôt, je ne veux rien promettre d’improbable. » Vous reprenez la courroie de Stewball et le tirez sur le chemin de bois. Un dernier geste d’adieu par-dessus votre épaule abattue.
A peine le coin de la maison franchit, vous découvrez Tigris, enfin !
Étant donné que la petite ville est très proche des Lacs miroirs et du Dallin, un énorme marais s’est formé au fil du temps. Et depuis un siècle environ, la fonte des glaces des Pics Gardum à l’Est ont lentement remplis la vallée en cuve remplie d’un fond d’eau claire reposant par-dessus quelques centimètres de vase et de boue. Tigris est une ville sur pilotis qui subvient à ses besoins depuis les jardins suspendus, les lacs et le fleuve.

Vous regardez le portique en planches épaisses avec gravé en gros, « Bienvenue dans le quartier Granderive »

L’endroit se déroulant sous vos yeux est celui où les gens vivent plus modestement ; ils se sont contentés de bricoler des bicoques en bois accrochées en hauteur dans les arbres reliées par des pont en planches sur pilotis ou des petites passerelles attachées entre les cabanes. La ville est néanmoins très propre et accueillante, bien que labyrinthique. Les arbres présents sont des araneis, ils tiennent leur nom de part leurs racines qui s’enfoncent dans le sol vaseux et dépassent de l’eau les jours de décrue et qui, à cette période, ressemblent à de grandes araignées sculptées. Ce sont des arbres épais et très solides, excellents pour de la construction. La canopée qu’ils forment cache bien souvent le ciel mais se promener entre les maisons en voyant de temps en temps un rayon de soleil venir frapper l’eau calme est un sentiment très grisant. Vous continuez à avancer en suivant ce qui semble être la route principale, la charrette est suffisamment étroite pour passer sur les planches mais vous faites attention à ne pas dépasser la bordure avec une des roues. Après cinq minutes de trot en ligne droite, vous atteignez un embranchement qui vous amène sur la grande route : une gigantesque plateforme, large de quelques mètres et qui à l’air de traverser toute la ville. Les milliers d’épaisses planches sont accrochées à un réseau de cordage épais et immobile. Chaque corde attachée à un tronc d’arbre de part et d’autre de la route fait à peu de choses près, l’épaisseur de votre jambe ! La structure massive n’est pas seule mastodonte à Tigris, des places publiques, des parcelles de cultures de blé épicé et d’une autre céréale que vous n’aviez encore jamais vu. Toutes ces plateformes suspendues aux tronc solides et immuables des araneis donnent à la ville la forme de dédale sans murs, où toutes les pièces sont rattachées par d’étroites passerelles.

Vous avancez tout droit, sans but. Vous êtes perdu dans vos pensées, le regard dans le vide, comment Vultus pourra-t-elle renaître après un tel désastre ? Y a-t-il encore quelqu’un là-bas ?

C’est avec une moue fatiguée et déconstruite que vous traînez vos pas lents dans une direction inconnue.

Après sûrement une heure de marche, vous arrivez au niveau d’un tout petit passage, juste assez large pour Stewball et son attirail. Il est relié à un plateau qui ne ressemble pas pour ainsi dire aux autres. Vous vous y engagez. Les planches craquent sous les pas de votre compagnon, vous vous mordez la joue comme pour prier la bonne-fortune. Au moment ou les deux roues de la charrette touchent l’herbe, toute la tension disparaît, hapée par l’eau stagnante et boueuse, vous lâchez même un petit soupir, un sourire.

C’est une terrasse ronde avec un araneis pour colonne centrale qui dépasse de l’herbe à la moitié du tronc et étend ses larges branches noueuses légèrement au-dessus du niveau de votre tête. Vous apercevez une forme qui aurait pu appartenir à un panneau mais le lierre l’a entièrement engloutie. Vous décidez donc de poster votre campement ici, ça ne dérangera personne, les arbres vous cachent avec leur feuillage épais. Comme vous êtes trop éloigné de la grande route et de ses écuries, vous attachez Stewball au tronc après l’avoir désattelé. Midi approche, et votre estomac gronde. Sac-au-dos, chargé comme une mule, vous réempruntez le chemin à pied vers la route principale, en quête d’un marchand acceptant vos quelques biens à vendre.

Cette recherche ne dure pas bien longtemps, en effet, vous tombez sur une de ces places au marché suspendue. Il y a une foule amassée autour d’un homme, debout sur une caisse en bois.

Quel accoutrement, il fait vraiment tache au milieu de tout ce monde habillé sobrement, brun ou bleu foncé, tous ont plus l’air d’aller à l’église qu’à la foire. Le bonhomme est accommodé d’un apparat vert avec des traits jaune et rouge. L’original multicolore a les cheveux qui sortent de l’avant de sa capuche : ils sont roux brillant et lisses, suffisamment longs pour venir lui chatouiller le haut du torse. Il regarde à gauche et à droite avec son visage maigre et sévère avant de sortir un parchemin de sa sacoche en cuir plaquée contre son dos rigide et droit comme un I. Il s’éclaircit la voix et tout le monde se tait, le brouhaha retombe.

« Oyez, oyez, bon peuple… Je suis l’Émissaire Royal Guanaco ! J’ai été mandaté par la garde de Montbenon afin de vous annoncer la triste nouvelle. - la foule devient nerveuse, comme effrayée à l’idée de ce que le soldat pourrait dire- Le Roi Otarie est annoncé mort au combat à la suite de la bataille livrée à Wallce contre les Ovides. Sir Otarie a disparu au coeur de cette bataille épique dont la victoire sera encore chantée pour les restants millénaires ! Les funérailles royales auront lieu dans une semaine à Lousonna, les Landes toute entières sont conviées à venir pleurer notre bien-aimé souverain. Mes Salutations, signé, Le Bras-droit Goupil ! »

 

L’Émissaire range son rouleau, descend de sa boite et coupe à travers la foule bouche-bée les yeux vides. Quand il arrive à votre niveau, vous croisez son regard dur, ses yeux sont soulignés par de larges cernes. Il baisse son capuchon tri-colore, la bouche crispée dans un mécontentement latent. Il vous bouscule avec son épaule assez fort pour vous faire vaciller. Heureusement, vous vous rattrapez de justesse et l’interpellez:

« Hey ! »

« Oh ! Pardon, je ne vous avais pas vu ! Au revoir.… » son visage est comme métamorphosé, un énorme sourire tranchant son visage en deux. La touche de moquerie encrée dans ses pupilles vous énerve d’avantage mais vous vous doutez bien qu’il serait ridicule de s’attaquer à un personnage commandité par l’armée…

Les gens ont du mal à se remettre dans l’état précédant le discours, tout le monde ne parle que de ça. Vous faites un tour d’horizon afin de trouver la personne qui voudra bien vous décharger de cette marchandise, vous ne vous sentez pas vraiment concerné ; après-tout, dans quelques jours vous ne serez même plus dans ce pays. Vous apercevez un homme, une véritable armoire vêtue d’un tablier de cuir et d’un pantalon de travail sale. Sa barbe épaisse cache ses traits mais il ne semble pas sous le choc comme les autres.

« Excusez-moi, vous achetez aussi ou vous ne faites que vendre ?»

« Bien sûr que j’achète, toujours ravi de faire des affaires. Vous me proposez quoi ? »

« Eh bien, j’ai quelques bricoles ; deux fourrures de Mangron de bonne facture, un service de pierres précieuses, une statuette d’une divinité étrangère, quelques bouts de cuir et des minerais des Mines âpres. Intéressé ?

« Je prends tout sauf’ la statuette moche. »

« Vous m’en donnez combien ?» dites-vous en posant votre sac sur le comptoir et en l’ouvrant.

« Allez, je suis de bonne humeur, je vous file 10 pièces pour chaque fourrure, 30 pour les cailloux et 25 pour les minerais et le cuir » dit-il en levant sa main gauche pour sceller l’échange d’une poignée.

« Mmh… ce n’est pas ce que j’espérais mais je n’ai plus rien à faire ici alors… »

« Parfait ! Au fait, vous avez entendu ce drôle-là ? Le roi serait mort ? Ha ! Je dois être le seul à m’en réjouir Hahaha ! » il lance un grand rire sous les yeux violents d’une vieille femme passant derrière vous.

« Pourquoi donc, que vous a-t-il fait ? » vous êtes de plus en plus curieux.

D’un coup, il reprend un air plus sérieux et vous répond dans les yeux.

« Il y a trois ans, je vivais à Lousonna. J’avais tout d’un commerçant réussi. Sauf’ qu’un soir, ma maison a mystérieusement prit feu… j’ai tout perdu, ma femme, mon fils, tout… -plus il avance, plus son regard devient sombre- J’ai lancé des recherches pour retrouver le coupable, ça pouvait pas être un accident. Et on a fini par le coincer, c’était un garde royal, en manque de frissons ou simplement fou, qui en passant avait balancé sa torche sur le toit en paille. J’étais pas à la maison ce soir-là, j’aurais dû ; j’aurais pu sauver ma famille mais au-lieu de ça, j’ai fini à genoux sur la route en pleurant au milieu des curieux ! -il a les dents serrées comme ses poings, vous devinez un filet humide sur sa joue- Je suis allé supplier le roi, j’avais le coupable, son nom, toutes les preuves, des témoins… tout… vous savez ce qu’il m’a répondu ? Rien ! Il m’a dit que j’aurais dû être là pour empêcher l’accident. « Encore une cheminée mal éteinte » qu’il a dit ! Je n’ai plus jamais vu le fou, alors pour oublier tout ça, je suis venu m’installer ici pour tout reprendre depuis le début… » ses yeux ont disparus sous son épaisse tignasse brune mais vous voyez ses mâchoires crispée, tout son corps est tendu.

Il relève la tête d’un coup, essuie son visage avec la manche de sa chemise sale et vous adresse un sourire forcé :

« Enfin bref, vous vouliez me vendre ces trucs non ? Je vous l’arrondi à 80 pièces, ça ira pour vous ? »

« Oui, merci. » c’est avec un peu de peine que vous prenez la bourse qu’il vous tend.

« Et pour vous, ça ira ? »

« Ha ! Pour sûr ! -il rit à nouveau- J’ai beau ne pas avoir aimé le roi, je suis certain qu’il a aussi fait des trucs biens, je dis pas ! »

« Alors… merci pour l’histoire et la bourse ! Adieu ! » vous lui serrez la main, il la serre même un peu fort…

« C’est ça ! Adieu ! n’hésitez pas à repasser ! »

Votre sac-à-dos est infiniment plus léger maintenant, vous décidez de vous balader encore un peu dans les rues.

 

Après avoir trouvé une petite épicerie où vous avez acheté les vivres pour le trajet vers Lousonna et le retour, vous retournez auprès de Stewball. Vous montez un camp en allumant un feu avec les branches au sol que l’arbre vous a donné. La nuit tombe lentement sur Tigris et la longue journée se fait ressentir. Vous disposez une fourrure sur le plancher de la charrette comme matelas et une autre comme couverture, le sac-à-dos comme oreiller.Quelle étrange statuette… Vous regardez droit devant vous et contemplez le ciel noir et profond, les étoiles sont de retour. Leur danse imperceptible et pourtant si puissante vous rappelle la ronde des Géants. Seulement un compte pour enfant, vous dites-vous. Des géants dansant autour d’un grand feu immortel, quand le feu s’éteindra ; le monde disparaîtra. C’est ce que dit la légende.

Vos yeux sombrent dans l’infinité de la voûte céleste et vos pensées retournent vers votre contrée natale. Bientôt, vous serez de retour chez vous. Vous aviez rêvé d’aventures mais le corps et l’âme n’en veulent plus, vous avez vu trop d’horreurs, Vultus et sa chute resterons gravés dans vos souvenirs, et ce, à jamais.

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